PARIS (75) - REVUES

F. HONORE
" Un Immense chantier au cœur de Paris. Le Tunnel des Batignolles. Comment on le transforme, sans interrompre le passage des trains, en une tranchée à ciel ouvert " 
L'Illustration. Journal Universel, 13 janvier 1923, n° 4167, pp. 29-33
41 x 30,5 cm
Ham-Paris, collection Beaurain

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" Jusqu'en ces derniers temps, les promeneurs égarés dans le haut de la rue de Rome pouvaient constater l'état d'avancement de la tranchée à ciel ouvert qui remplacera bientôt le tunnel des Batignolles ; quant aux voyageurs, ils voyaient circuler les trains, comme à l'ordinaire, sans rien soupçonner des travaux s'exécutant sur leur tête. Il n'en est plus de même aujourd'hui : les voûtes et leurs piédroits sont entamés à la sortie du tunnel, c'est-à-dire du côté Asnières. Désormais le Parisien qui se rend à Dieppe ou à Saint-Germain pourra chaque jour mesurer des yeux la bande de ciel qui lui sera restituée. Ce n'est guère, cependant, avant une dizaine de mois qu'il se trouvera au jour aussitôt après être passé sous le boulevard des Batignolles ; et c'est plus tard encore que ce boulevard apparaîtra suspendu sur un pont métallique, comme le carrefour du pont de l'Europe. La longueur de ces délais ne doit pas nous étonner, car les ingénieurs du réseau de l'Etat avaient à résoudre un problème fort complexe.
Devant les quais de la gare Saint-Lazare s'alignent vingt-sept voies qui doivent se fondre en huit à l'entrée du tunnel, c'est-à-dire au bout d'environ 700 mètres. Ces huit voies sont réparties deux par deux sous quatre voûtes inégales, dont trois fort anciennes. La quatrième date de 1909 ; elle est établie partie dans le mur de soutien de la rue de Rome, partie sous son trottoir en encorbellement, le chemin de fer et la rue n'étant point parallèles. Ces huit voies sont notoirement insuffisantes. Avant la guerre, on avait établi un projet comportant la disparition du tunnel et la création d'une gare souterraine réservée à la ligne d'Auteuil et aux lignes de banlieue électrifiées. La suppression du tunnel donne deux voies sur l'emplacement des piédroits ou murs verticaux soutenant les voûtes ; on envisageait en outre des expropriations permettant de gagner deux autres voies du côté de la rue de Londres. Après la catastrophe du 5 octobre 1921, le programme fut ramené à la démolition immédiate du tunnel. on a renoncé définitivement, semble-t-il, à construire un autre souterrain, beaucoup plus dangereux que celui appelé à disparaître.
Sous peine de réduire les commodités du public ou de compliquer outre mesure une exploitation où le moindre incident peut avoir des répercussions très graves, il fallait exécuter les travaux sans apporter aucune restriction à la circulation des trains ; en un mot, il fallait continuer à passer normalement sous le tunnel pendant qu'on le démolissait. Nous allons voir comment ce tour de force fut réalisé.

LE DEBLAIEMENT

Le souterrain s'étend du boulevard des Batignolles jusqu'au-delà de la rue de la Condamine ; il mesure 331 mètres de longueur, dont 75 entre le boulevard côté Asnières et Saint-Lazare. Il était recouvert d'une couche de terre variant de 6 mètres côté Asnières à 9 mètres côté Paris, arrivant au niveau des rues adjacentes et où s'élevaient divers immeubles. Les voûtes offraient un vide de 6 mètres de hauteur, ne laissant qu'un intervalle de 30 centimètres au-dessus de l'impériale des trains. Le même jeu réduit existait entre la partie la plus avancée des wagons et les murs verticaux. La distance du rail au niveau de la rue était en moyenne, de 13m. 50. Le cube de terre de matériaux à enlever représentait environ 135.000 mètres.

Boisage de la tranchée creusée pour la construction du mur de soutènement, côté de la rue Boursault


Après l'arasement des immeubles, et avant tout déblaiement, il fallait assurer le soutien des terres de chaque côté de la tranchée qu'on allait ouvrir. On a donc commencé par construire "en fouille" deux murs solides dont la crête dépasse un peu le niveau des rues et des cours en bordure. Du côté Boursault, le mur repose sur le sol, dans l'intervalle qui séparait le piédroit de la première voûte des fondations des immeubles voisins ; du côté Rome, il s'appuie sur le piédroit renforcé de la dernière voûte que l'on conserve, pour raison d'économie, et, aussi, pour éviter de défoncer à nouveau la rue de Rome. Cette voûte sera éclairée par des baies ouvertes sur la tranchée.

Tracé du tunnel que va remplacer une tranchée à ciel ouvert, du boulevard des Batignolles à la rue de la Condamine

Pour éviter toute confusion, je note en passant que, conformément aux usages adoptés par le réseau de l'Etat, nos schémas représentent les voûtes "côté Asnières", c'est-à-dire vues en regardant ce que les Parisiens considèrent comme la sortie du tunnel. Elles sont numérotées en partant de la gauche, ce qui donne le numéro 4 pour la voûte côté Rome, ou voûte d'Auteuil.

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Pelle à vapeur au travail sur le chantier des Batignolles : à droite, cheminée d'aération du tunnel. - Le chantier est vu en tournant le dos à la gare Saint-Lazare

Les murs achevés, il n'y avait plus qu'à déblayer perpendiculairement à la voie, de façon à maintenir les voûtes uniformément chargées. La couche superficielle fut attaquée avec une pelle à vapeur enlevant près de 2 mètres cubes à la fois et chargeant en cinq minutes en moyenne un camion de 6 mètres cubes. Quand on arriva aux marnes compactes, l'avance fut moins rapide. On extrait cependant une moyenne de 500 à 600 mètres par jour quand il fait beau. Dès que le sol est détrempé, il devient impossible de manœuvrer les camions et de les faire avancer sur la pente assez raide qui relie le fond de la tranchée au niveau de la rue de la Condamine, dont la partie sur le tunnel a été provisoirement conservée. Elle doit être remplacée par un pont métallique analogue à celui qui vient d'être posé entre les deux tronçons de la rue des Dames.

A ciel ouvert, descente par une cheminée d'aération du tunnel, des cintres destinés au coffrage intérieur

A l'intérieur du tunnel : montage et pose des cintres qui forment l'armature du coffrage, sous lequel peut continuer la circulation des trains pendant qu'on abat la maçonnerie des voûtes

LES TRAVAUX DE DEMOLITION DU TUNNEL DES BATIGNOLLES.     
Dessins de L. POUZARGUES

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Pour obtenir un travail plus suivi, on avait prévu un instant le chargement des camions sur la chaussée au moyen d'un transbordeur, ce qui n'eût guère compliqué la circulation dans cette partie assez calme de la rue de Rome. On reconnut vite qu'à moins de dépenses excessives, il eut été impossible d'éviter l'embourbement des camions dans la plaine de Gennevilliers, où ils vont décharger leurs matériaux. Nous avons là un exemple frappant des difficultés terre à terre -sans jeu de mots- qui, encore à notre époque, font parfois échec à l'art de l'ingénieur ou, tout au moins, aux conditions financières dont il doit tenir compte.

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LA DEMOLITION DES VOUTES

Le déblaiement proprement dit ne gênait en rien l'exploitation , mais il fallait se préparer à attaquer la maçonnerie du souterrain et, en même temps, se prémunir contre certains phénomènes de poussée susceptibles de se produire à mesure que les voûtes se trouveraient déchargées.
A cet effet, on mit sur cintre, dès le début des travaux, les voûtes 1 et 2, qui datent d'environ soixante-dix ans ; la précaution fut jugée inutile pour la voûte 3, séparée de la voûte 2 par un piédroit présentant une épaisseur minima de 3m. 30. Quant à la voûte 4, nous avons vu, plus haut, qu'on la laisse subsister.
Pour la mise en place des cintres, la circulation fut interrompue alternativement sous les voûtes 1 et 2. On perdit ainsi deux voies qui furent récupérées en employant pour les trains de Versailles les deux voies enlevées au service d'Auteuil jusqu'au pont Cardinet. Les cintres sont en acier. Fixés par des entailles dans la maçonnerie, à des intervalles de 0m. 50, ils sont réunis par des madriers jointifs se prolongeant le long des piédroits jusqu'au niveau du sol. Ils forment ainsi un bouclier solide sous lequel les trains circulent sans danger pendant qu'on abat la maçonnerie. Ce bouclier a réduit de moitié, soit de 30 centimètres à 15, le jeu entre les trains et les parois. Aussi avait-on cru prudent d'abaisser les voies de la voûte numéro 1 pour augmenter l'intervalle entre le rail et l'intrados de la voûte. Cette précaution était inutile pour la voûte 2, où l'on n'a conservé provisoirement qu'une voie établie en son milieu.

Mise à nu, sous la voûte 3, du mur qui la sépare de la voûte 4, afin de permettre le renforcement du piédroit.

Les deux voûtes, dont l'épaisseur varie de 80 centimètres à 1 mètre, ont aujourd'hui disparu sur une longueur d'environ 20 mètres. A mesure qu'elles sont démolies, on enlève les cintres, puis on abat le piédroit.
On achève l'installation du pont métallique de la rue des Dames, qui sera prochainement livré à la circulation. Aussitôt après, on posera le pont de la rue de la Condamine ; dès lors, l'évacuation des déblais s'effectuera au moyen de wagons amenés dans l'espace dont on dispose du côté Boursault.


LA CIRCULATION DES TRAINS

Déblaiement des terres et des charpentes, et mise à nu des murs de soutènement de la rue Boursault
A droite, dans la terre, marque des dents de la pelle à vapeut

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Après avoir subi diverses modifications transitoires, la circulation des trains se trouve maintenant établie de la manière suivante (la flèche ↑ indique les trains impairs, c'est-à-dire ceux qui partent de Paris, la flèche ↓ indique les trains de sens contraire) :

ANCIENNEMENT                                        ACTUELLEMENT

        Voûte 1        Grandes lignes                               ↑ ↓            Grandes lignes                                 ↑ ↓

        Voûte 2        Argenteuil / St-Germain                ↑ ↓             Argenteuil / St.-Germain                   ↓

        Voûte 3        Versailles / Marly les Moulineaux ↑ ↓              Argenteuil / St. Germain                 

        Voûte 4         Auteuil                                           ↑ ↓             Versailles / Marly les Moulineaux  ↑ ↓

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    Après abatage de la partie supérieure des voûtes  1 et 2 
et enlèvement des terres et des maçonneries, on démonte les cintres ; 
sous la voûte 2, une seule voie subsiste
                                                                                        Voûte 3 et, tout à droite, amorce de la 
voûte 4, dite d'Auteuil, établie il y a dix ans 
sous la rue de Rome, et qui doit être conservée
                                                                                    
       LA SORTIE ACTUELLE DES BATIGNOLLES, CÖTE ASNIERES. 
- Dessin de L. POUZARGUES
La palissade surmontant les voûtes marque le tracé de la rue de la Condamine, qui sera remplacée par un pont

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On dispose donc de six voies au lieu de huit. Mais, comme le départ de la ligne d'Auteuil est reporté à la bifurcation du pont Cardinet, laissant les voies de la voûte 4 libres pour les trains de Versailles, la situation reste sensiblement normale. La modification du service d'Auteuil a, en effet, réduit d'environ 1.200 à 700, par vingt-quatre heures, le nombre des trains lancés ou reçus par la gare Saint-Lazare.
Finalement, on disposera de dix voies au lieu de huit. Mais le gain effectif sera de quatre voies si, comme on l'espère, l'exploitation de la ligne d'Auteuil est acceptée par la compagnie du Métropolitain qui raccorderait à une de ses lignes souterraines existantes la station du pont Cardinet. De là, les trains continueraient à ciel ouvert sur les voies actuelles convenablement adaptées. La solution semble s'imposer, car il est inadmissible que le service de la banlieue et des grandes lignes soit indéfiniment gêné par une ligne desservant les rues de la capitale et qui constitue un véritable anachronisme dans l'organisation actuelle des transports parisiens.

Passage du train gabarit dans la partie du tunnel revêtue d'un coffrage
La partie noire, en avant, au-dessus de laquelle passe le Métropolitain, reste provisoirement en l'état

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Si le projet se réalise, le mouvement des trains pourrait se répartir ainsi (les groupes de voies étant numérotés comme précédemment, en partant du côté Boursault) :

              Groupe 1                        Groupe 2                  Groupe 3                   Groupe 4                Groupe 5

                 Voies                      Grandes lignes            Argenteuil                   St-Germain             Versailles
              auxiliaires                      (vapeur)                                                      électriques

Les voies auxiliaires, qui existent déjà à la sortie du tunnel, relieraient directement la gare Saint-Lazare au plateau de Clichy où se forment les trains de voyageurs.
Il faut compter environ deux ans avant l'achèvement total des travaux. Pendant six mois encore, le vaste chantier de la rue de Rome, dont nos dessins montrent quelques aspects pittoresques, amusera les Parisiens, étonnés de voir s'accomplir, sans la moindre gêne pour la circulation, cette métamorphose complète d'un des quartiers les plus vivants de la capitale. L'énorme pelle à vapeur continuera à mordre, sans effort apparent, les marnes compactes où fut creusé le tunnel, déblayant la tranchée avec une régularité d'horloge et dégageant peu à peu les voûtes que viendra briser le marteau pneumatique, pendant que les cintres d'acier soulevés par les grues se balanceront au-dessus des parties de voies rendues au jour. Vers la fin de l'été 1923, le tunnel aura disparu depuis la sortie côté Asnières jusqu'à hauteur du boulevard des Batignolles.

Attaque de la maçonnerie au moyen  du pistolet de mine à air comprimé

A cette époque, on sera entré dans la seconde phase des travaux, beaucoup plus délicats, et dont M. Combe, entrepreneur du premier lot, assume la responsabilité. Il s'agira de continuer la tranchée sous le boulevard, sans modifier le service des trains et des tramways, et sans arrêter la circulation du Métropolitain qui passe actuellement sur les voûtes du tunnel. Après avoir détourné les caniveaux du tramway ; les conduites d'eau, de gaz, d'air comprimé ; les câbles électriques et téléphoniques, les égouts, en un mot le fouillis de canalisation qui passent sous le boulevard, il faudra enfermer la voie du Métropolitain dans une carapace suspendue et établir une arcature métallique, premier élément d'un pont devant supporter définitivement la chaussée du boulevard et sous lequel on pourra démolir en toute sécurité les voûtes encore existantes."

Après l'enlèvement complet des terres : déboulonnage des cintres du coffrage provisoire.
Vue prise en regardant vers la sortie de Paris

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Commentaire :

Dessinateur et peintre, Lucien-Paul Pouzargues (Courbevoie, 1878 - Thuit-Hébert, 1957) fut l'élève de de Léon Bonnat et de Luc-Olivier Merson. Il exposa au Salon des Artistes dès 1900, puis régulièrement à partir de 1920. Pouzargues débuta une carrière d'illustrateur avant la Première guerre mondiale au Petit Français illustré, puis travailla pour L'Illustration, de 1920 à 1937. Il est aussi l'auteur de plusieurs tableaux représentant la vie dans les tranchées.

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PARIS TRANSPORTS EN COMMUN REV25

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