SCEAUX (92) - MONOGRAPHIES

ALEXANDRE DE LAVERGNE (1806-1879)
Châteaux et ruines historiques de France
Paris, Charles Warée Editeur, 1845
26,5 x 18 cm
Ham-Paris, collection Beaurain

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Commentaire :

Le texte sur Sceaux est reproduit de la page 58 à la page 69. Il comprend de grandes illustrations en pleine page et des vignettes incorporées entre deux paragraphes. Les notes reproduisent, en fin d'ouvrage, un extrait de la Nouvelle description de la France de Piganiol de la France (pp. 354-355). 

Un premier tampon atteste que cet exemplaire a appartenu à la médiathèque de Moulins, fonds Gaëtan Sanvoisin. Un second tampon en lettres d'imprimerie précise qu'il fut sorti des inventaires. 

Le texte d'Alexandre de Lavergne, dramaturge et romancier français, n'est pas un récit historique, même s'il repose sur des faits. Il s'inscrit plutôt dans un genre littéraire purement fantaisiste de reconstitution historique. L'écrivain met ainsi en scène à la manière de Dumas l'acquisition de la terre de Sceaux par Colbert, puis sélectionne les protagonistes, passant par exemple sous silence le marquis de Seignelay, fils de Colbert, et son rôle majeur dans les aménagements du vaste parc après 1683.

L'auteur achève son texte par l'évocation du bal de Sceaux, qui faisait alors fureur dans le jardin de la Ménagerie voisin, mais ne dit mot des Trévise qui, en 1845, avaient déjà entrepris la restauration de l'ancienne demeure du grand Colbert.


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TABLE DES MATIERES


Préface (par A. de Lavergne, 27-28 novembre 1844) - MARLY - JUMIEGES - CHELLES- SCEAUX - BLANDY - MALMAISON - ANET - CHOISY-LE-ROI - CHAMBORD - PORT-ROYAL-DES-CHAMPS - CHANTELOUP - CHANTILLY - LE CHATEAU DE L'EVEQUE - CHENONCEAUX - AMBOISE - CHINON -LOCHES - GAILLON - Notes et éclaircissements historiques (dont SCEAUX : extrait de Piganiol de La Force, Nouvelle description de la France, Paris, 1722).

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CHEVAUCHET, Les cascades, le bassin de l'Octogone et la fontaine aux enfants, avec l'écusson aux armes de Colbert, vers 1845, lithographie imprimée, 18 x 13,2 cm, frontispice du texte consacré au château de Sceaux reproduit à la page 58.

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[pages 59 et 60]

SCEAUX

En suivant la grande route de Paris à Orléans, on trouve sur la droite, à la sortie du Bourg-la-Reine, une belle avenue qui conduit par une pente douce au haut d'une colline sur laquelle est assise la petite ville de Sceaux. Du sommet de cette colline on jouit d'une des plus belles vues des environs de Paris.
Au sud, l'œil embrasse un vaste horizon de plusieurs lieues d'étendue, parsemé de villages et de blanches fabriques, et terminé à son point le plus éloigné parle vieux donjon de Montléry, qui semble une dernière sentinelle oubliée là par la féodalité.
A l'est, la route d'Orléans trace un long et majestueux sillon de poussière blanche et transparente, tandis qu'à l'ouest, les bois d'Aulnay et de Verrières confondent leurs massifs de verdure ; enfin, vous pouvez saluer au nord le riant coteau de Fontenay avec ses champs de roses.
Il y a quarante ans à peine, tout ce paysage était dominé par un magnifique château dont la masse imposante projetait en tout temps son ombre sur les fertiles vallées d'alentour ; on y arrivait par cette longue avenue dont je viens de parler, et qui, après avoir traversé une demi-lune, aboutissait à la cour d'honneur : alors on avait devant les yeux une reproduction assez exacte du palais de Versailles, un monument d'architecture dont les lignes froides et sévères accusaient le faire du grand siècle.
Pourtant, à voir els bâtiments, tous de différents styles, groupés sur les ailes du château, et qu'on appelait alors les Communs, il était facile de reconnaître l'empreinte de plusieurs époques, depuis les murs de brique du temps de Henri IV jusqu'aux guirlandes et aux ornements contournés en faveur sous Louis XV. Il n'était pas jusqu'aux jardins, où, à côté des symétriques parterres de le Nôtre, on ne vit s'épanouir les boulingrins et les capricieuses plantations à l'anglaise du petit Trianon : c'est qu'en effet, le dix-septième et le dix-huitième siècles avaient laissé sur le sommet de cette colline plus d'une page de leur histoire.
Le 20 mai 1657, la cour était à Saint-Germain ; le cardinal Mazarin, déjà souffrant des premières atteintes de la maladie qui le conduisit quatre ans après au tombeau, était demeuré dans ses appartements ; il y avait grande foule de gentilshommes autour du fauteuil de Son Eminence, pendant que le jeune roi Louis XIV, alors âgé de dix-huit ans, entretenait à voix basse, dans une embrasure de fenêtre, une conversation qui paraissait des plus tendres avec mademoiselle Olympe Mancini, l'aînée des nièces du cardinal. M. le duc de Tresmes entra ; il paraissait fort soucieux :
"Qu'est-ce donc, monsieur le duc ? s'écria Mazarin ; vous est-il survenu quelque château en héritage, que vous êtes si triste, ou dois-je croire que votre baronnie de Sceaux vous est si chère, que vous ne la quittez qu'à regret pour venir à la cour ? On dit que c'est une admirable résidence que vous a léguée là votre frère, et qu'il a dépensé pour la faire construire tous les profits qu'il avait retiré de sa charge de secrétaire d'Etat sous le feu roi. Hélas ! messieurs, ils sont passés les temps où les ministres du roi faisaient bâtir des châteaux avec les produits de leur charge !"
Ici le cardinal poussa un soupir plein d'une merveilleuse hypocrisie, et chacun se regarda en faisant une récapitulation mentale de tous les trésors enfouis dans le palais Mazarin et dans le château de Vincennes, mais tous gardèrent le silence ; le cardinal reprit bientôt :
"Quand je serai tout à fait rétabli, monsieur le duc, il faudra que j'aille vous visiter dans votre château de Sceaux.
- Ce sera un grand honneur pour moi, monseigneur, répondit M. de Tresmes ; mais je supplierai Votre Eminence de différer de quelque temps sa visite : car, au retour d'un voyage que je viens de faire dans les terres de madame la duchesse de Tresmes, j'ai trouvé ma baronnie de Sceaux dans un piteux état ; mon coquin d'intendant m'a volé tout ce qu'il a pu emporter.
- Volé ! s'écria le cardinal qui pâlit sous l'épaisse couche de rouge étendue sur ses joues ; votre intendant vous a volé pendant que vous étiez absent ?... A-t-on des nouvelles de Vincennes ? cria-t-il avec anxiété à un de ses familiers qui entrait dans la chambre.
- Oui, monseigneur, répondit cet homme, voici une lettre.
- Ah ! donnez ! ..."
Et il arracha convulsivement la lettre des mains du porteur ; puis il se mit à lire avec avidité. A mesure qu'il avançait dans sa lecture, son front s'épanouissait.
"Ecoutez cela, monsieur le duc, dit-il enfin d'un air ravi, et vous aussi, mademoiselle ma nièce."

[pages 60-61]

La belle Olympe, visiblement contrariée de cette apostrophe, s'avança les joues animées d'un vif incarnat, et le roi la suivit en attachant sur elle un regard brûlant d'amour. En même temps, le cardinal commençait à haute voix et avec une plaisante gravité la lecture de la lettre suivante :

"Monseigneur,
"Nous avons deux veaux à Vincennes qu'il faut incessamment manger, parce qu'ils sont trop grands. Si Votre Eminence désire qu'on lui envoie au lieu où elle sera, elle me le fera savoir, s'il lui plaît ; j'y pourrai joindre deux dindonneaux de la ménagerie, des faisandeaux et de gros poulets. Mais la dépense de cette voiture sera bien grande, parce qu'il faut une charrette exprès pour cela ; si Votre Eminence en voulait envoyer une des siennes, nous épargnerions pour le moins quarante écus.

La lettre était signée COLBERT.
"Qu'en dites-vous, messieurs ? s'écria le cardinal tout triomphant de l'esprit d'économie de son homme d'affaires : voilà un honnête intendant !"
Puis se tournant vers le roi :
"En vérité, sire, quand je ne serai plus, c'est le seul homme qui soit en état de me remplacer auprès de vous."
Le roi se mit à rire, et tous les courtisans l'imitèrent.
"Oh ! monsieur le cardinal, s'écria-t-il gaiement, je ne demande pas mieux que d'en faire un premier ministre ; mais j'ai bien peur que M. de Tresmes ne le prenne pour intendant à son château de Sceaux."
A quelques années de là, Mazarin était descendu dans la tombe ; et l'obscur bourgeois auquel il avait confié le soin de sa basse-cour et de sa ménagerie de Vincennes, devenu contrôleur général des dépenses, marquis, membre de l'Académie française (probablement parce qu'il ne savait pas le latin), mariait ses trois filles à trois ducs et pairs des plus illustres familles du royaume, et on ne le nommait plus déjà que le grand Colbert.
Alors l'ancien intendant du cardinal-duc pensa que le moment était venu d'avoir une maison de plaisance où il put se délasser de temps à autre du poids des affaires publiques. Sully avait eu Rosny ; Richelieu, Ruel ; Mazarin, Vincennes : il lui fallait, à lui, un séjour dont la magnificence pût effacer le souvenir de ces trois châteaux. Versailles, cet admirable palais, le plus beau peut-être des temps modernes, devait avoir un pendant : n'était-il pas juste que ce fût le château de Colbert ? Oh ! pourquoi donc l'orgueil humain va-t-il toujours s'élevant d'autant plus qu'il est parti de plus bas ?
Colbert chercha longtemps parmi tous les châteaux des environs de Paris s'il en trouverait un à sa convenance ; enfin, il fixa son choix sur celui de Sceaux, et un jour que le duc de Tresmes avait une grâce à lui demander, il lui proposa de lui acheter sa baronnie. Le duc était vieux et avare, le ministre ambitieux et riche : le marché fut bientôt conclu. Colbert devint baron de Sceaux. M. de Tresmes, réduit à son duché, se coucha sur des sacs d'or.
Ce fut son linceul.
Le jour même de cet accommodement (30 mars 1670) naissait à Versailles un fruit des amours de Louis XIV et de madame de Montespan : c'était le duc du Maine. Lui aussi devait être baron de Sceaux.
La vente est signée : à l'œuvre donc tous les grand artistes de l'époque, peintres, sculpteurs, architectes ! Vous avez assez travaillé pour le roi, maintenant c'est le ministre qui vous réclame.
Chacun son tour, mes maîtres ! Ce château de Sceaux était peut-être une belle résidence pour un duc, mais pour M. Colbert, fi donc ! Abattez ces murailles de briques, c'est de la pierre de taille qu'il faut ! et puis cet espace est trop étroit : monsieur le duc n'y recevait que ses amis, le ministre veut y loger tous ses flatteurs, entendez-vous ? Multipliez les salons, les galeries, Lebrun, apporte tes pinceaux ! voilà des plafonds qu'il faut rendre pareils à ceux de Versailles. Girardon, Puget, voilà du marbre ; où sont vos ciseaux ?

[pages 62-63]

Le Nôtre, ces jardins sont bien mesquins : on n'y trouve pas même un labyrinthe ; que ton génie s'échauffe au rayon du soleil qui vient dorer ce site enchanté ! Voilà six cent soixante arpents qu'on t'abandonne ; est-ce assez pour y réunir tous les prodiges dont ton art a doté Versailles ? Il faut de vastes parterres d'une parfaite symétrie, comme tu les mesures si bien ; il faut de larges allées d'arbres bien peignés, des bosquets, des jets d'eau, des cascades ; est-ce tout ? Non, il faut encore quelque chose qui rappelle la pièce d'eau des Suisses et qui puisse faire un beau séjour de carpes : il suffira pour cela d'un canal de cinq-cent-vingt-cinq toises de longueur ; si l'on ne trouve pas assez d'ouvriers, on prendra des soldats pour le creuser. Allons ! que le bronze bouillonne dans la fournaise ; que le fer retentisse sous l'enclume, la pierre sous le marteau ; que les grues et les machines gémissent dans l'air.
De l'or, de l'argent, vous en aurez tous : d'est le roi qui paye ; le roi ou le peuple, qu'importe ! n'est-ce pas la même chose ? A l'œuvre ! à l'œuvre !
En voyant ce manoir, élevé à si grands frais par deux grands seigneurs, renversé de fond en comble et reconstruit pour l'ex-intendant de Mazarin, on se rappelle involontairement ces dernières lignes d'une des plus admirables pages de la Bruyère (sic), où l'éloquent moraliste nous montre ce pâtre qui, devenu riche par les péages des rivières de sa souveraine, achètera un jour à deniers comptants son palais, pour le rendre plus digne de lui et de sa fortune !
Mais l'œuvre est achevée, le château est ouvert ; l'or étincelle sur les panneaux, sur les lambris.
A vous, poètes, maintenant ! Mécène veut bien vous donner l'hospitalité dans sa villa de Tusculum, mais à condition que vous chanterez ses louanges. Voici venir à Sceaux une immortelle pléiade : Molière, Racine, Boileau. Pourquoi donc Chapelain ? N'en dites pas de mal, c'est celui dont Colbert estime le plus le talent.
Un jour enfin, pour couronner toutes ces grandeurs, Louis XIV lui-même vient rendre visite à son ministre dans son château de Sceaux. Ce jour-là, Lulli et Quinault ont été conviés ; il y a musique, bal, comédie. Le roi a daigné envoyer ses vingt-quatre violons ; l'Opéra et l'hôtel de Bourgogne font relâche, car tous les arts, tous les talents ont été convoqués à Sceaux pour cette éclatante solennité. La nuit est sombre, et les voyageurs qui arrivent du Poitou et de la Touraine aperçoivent de loin, au milieu des ténèbres, la colline de Sceaux resplendissante de mille feux. C'est comme un phare immense destiné à apprendre à Paris et à tous les habitants d'alentour que Louis XIV est chez Colbert. Oh ! que ne peut-il ce phare, triomphant des distances, rayonner sur la France et sur l'Europe entière !
Jouissez bien, ô monseigneur, puisqu'on vous nomme ainsi maintenant, jouissez bien de tout l'éclat de votre triomphe. Le grand roi est capricieux, et vous qui avez supplanté Fouquet, vous devez vous souvenir mieux qu'un autre que les visites de Louis XIV ne portent pas toujours bonheur.
Vous avez beau faire, vous n'êtes rien qu'un bourgeois anobli, et Louvois a des aïeux, lui ! A vous la paix et les bâtiments, à lui la guerre et les armées ! Qui l'emportera de vous deux ? Le roi flotte encore irrésolu ; mais prenez garde que, pour terminer ses irrésolutions, votre fier rival ne jette son épée dans la balance ! Alors ô monseigneur, il vous arrivera plus d'une fois dans votre beau château de Sceaux de regretter votre petit logement de Vincennes et le temps où vous admiriez la basse-cour du cardinal Mazarin.
On raconte dans les mémoires de l'époque que, vers les derniers temps de sa vie, on vit, par une belle soirée d'automne, Colbert descendre seul sur sa terrasse de Sceaux, et qu'à l'aspect de toutes les merveilles de l'art rassemblées dans ce fastueux séjour et doucement illuminées par le soleil qui se couchait radieux derrière les bois bois d'Aulnay, il s'arrêta saisi d'une tristesse mortelle et se prit à pleurer. A qui s'adressaient ces larmes ?
Était-ce à tous ces biens qu'il lui faudrait quitter ? Était-ce à la faveur du roi qui de si bas l'avait élevé si haut, et qui maintenant se retirait visiblement de lui ? Ou plutôt, n'était-ce pas que, du haut de ce calvaire, il entendait déjà retentir dans le lointain la grande voix du peuple qui vint insulter à son agonie et couvrir de ses clameurs lugubres les dernières exhortations de son confesseur ?
Il mourut peu de temps après, et le lendemain de sa mort, on trouva affiché sur les murs de son château de Sceaux, le quatrain suivant :

Ci gît le père des impôts
Dont chacun a l'âme ravie
Que Dieu lui donne le repos
Qu'il nous ôta pendant sa vie !

[pages 64-65]

Peut-être était-ce un des gens de lettres qu'il protégeait qui s'était chargé de son épitaphe. Son fils, le marquis de Seignelay, hérita de Sceaux : on nous dispensera de vous parler du marquis de Seignelay.
Maintenant vienne le dix-huitième siècle, et une nouvelle ère va commencer pour le château de Sceaux, une ère d'ambition et de fêtes, d'intrigues et de bruit.
En 1700, le duc du Maine se rend acquéreur de ce beau domaine ; il vient y installer sa cour avec la petite-fille du grand Condé. D'abord la jeune princesse est toute au plaisir. De nouvelles constructions sont faites au château : c'est un théâtre, une salle de bal, une autre de musique.
Du temps de M. de Seignelay, les Muses avaient oublié le chemin de Sceaux, il faut qu'elles le réapprennent.
Le ban et l'arrière-ban des beaux esprits est convoqué. On ne demande pas aux conviés s'ils ont des parchemins, mais bien s'ils ont composé qui une tragédie, qui des odes, qui enfin une histoire. Madame la duchesse est jalouse de la gloire de Colbert ; elle aussi veut être un Mécène.
A Versailles, les favoris reçoivent le collier de l'ordre du Saint-Esprit ; à Sceaux, c'est l'ordre de la Mouche-à-Miel, ordre précieux dont Louise-Bénédicte de Bourbon s'est plu elle-même à rédiger les statuts.
Pendant que Louis XIV traîne une vieillesse languissante sous les lois de l'étiquette, on n'entend retentir dans le château de son fils que des chants, des danses et des gais éclats de rire. Mais tout à coup l'horizon s'obscurcit du côté de Versailles et de Marly. C'est le temps des empoisonnements et des intrigues pour les droits éventuels à la couronne de France.
Oh ! que de fois l'ambitieuse Louise de Bourbon s'est promenée dans ses ardins de Sceaux, en rêvant à cette couronne que tous ces cercueils descendus en si peu de temps dans les caveaux de Saint-Denis allaient peut-être enfin faire tomber sur sa tête ! Pendant ce temps, que faisait l'élève dévot de madame de Maintenon ? Il traduisait en vers français le poème latin de l'Anti-Lucrèce. Qui ne se souvient de ce jour où il entra radieux dans la chambre de sa femme, à Sceaux, pour lui montrer un troisième chant qu'il venait d'achever. La duchesse haussa les épaules et lui répondit :

A. M. ROUSSEAU, Conciliabules chez la duchesse du Maine, vers 1845, lithographie imprimée, 9 x 8 cm, vignette de la page 65.

"Un beau matin, monsieur le duc, vous trouverez, en vous éveillant, que vous êtes de l'Académie et que M. d'Orléans a régence."
Ce jour-là, il n'y avait plus entre le trône et le duc du Maine qu'un vieillard de soixante-dix-sept ans et qu'un chétif enfant qu'on assurait ne devoir pas vivre. Quel était le plus heureux, de la femme qui s'en souvenait ou de l'homme qui l'avait oublié ?
On ne saurait attendre ici le récit de tout ce qui a suivi à Sceaux la mort de Louis XIV. Ce n'est plus seulement alors l'histoire d'un château, c'est l'histoire d'une nation. Je ne parlerai donc pas de la conspiration de Cellamare ourdie sous les ombrages de Sceaux pendant l'automne de 1718, et dont le dénouement devait se faire chez une prostituée ; ni de ces mystérieux conciliabules où la duchesse du Maine faisait lire à haute voix, pour l'édification de ses partisans, les Mémoires du cardinal de Retz et les Phlippiques du poète Lagrange-Chancel. Quel tableau ! Voyez-vous au milieu de ce cercle brillant, les Polignac, les Bauffremont, les Tonnerre, et l'auteur d'Inès de Castro, Lamotte, et Chaulieu, et Fontenelle, et Voltaire, et ce jeune page à l'œil inspiré, qui tient tous ces auditeurs haletants ?


Oh ! comme alors le vieux levain de la Fronde fermente dans toutes les fêtes des auditeurs de ce nouveau Tyrtée ! Comme toutes ces mains de gentilshommes se portent convulsivement à leurs rapières ! Malheur au régent, s'il venait à paraître en ce moment !
Un seul homme paraît inattentif : ses yeux sont fixés au plafond, où il cherche dans quelque peinture allégorique de Lebrun, une rime fugitive ou la solution d'un problème d'astronomie. N'a-t-on pas reconnu le duc du Maine ? Pauvre duc ! Heureusement pour lui, le régent était un prince débonnaire, et il en fut quitte pour un an de prison dans une citadelle ; mais il ne pardonna jamais à sa femme d'avoir voulu le faire roi malgré lui.
Avant la révolution, on voyait dans l'église de Sceaux, au milieu du chœur, un superbe mausolée. C'était là que reposaient les ossements du duc et de la duchesse du Maine. Cette femme si vive, si spirituelle, si aventureuse, et dont l'effrayante activité d'esprit ne pouvait se passer un seul instant de la conversation des gens de lettres, sa société habituelle, était enfin venue, à l'âge de soixante-dix-sept ans, goûter ce repos qu'elle n'avait jamais voulu connaître pendant sa vie.
Avec la duchesse du Maine disparurent tous les bruits joyeux, tous les divertissements, toutes les fêtes dont Sceaux avait été le théâtre pendant sa vie. Un crêpe funèbre semble désormais s'étendre sur cette demeure, tombeau des enfants légitimés de Louis XIV, de ces enfants pour lesquels le grand roi avait rêvé un si brillant avenir. Le duc du Maine avait laissé deux fils : tous deux moururent sans postérité, et, en 1775, le duc de Penthièvre, fils unique du comte de Toulouse, et dernier rejeton de cette race, quasi royale, issue des amours de la Montespan, est venu clore la liste des barons de Sceaux. Frappé dans ses affections les plus chères par la perte de sa femme et de son fils, il aimait aussi à se promener dans ses magnifiques jardins, riches de tant de souvenirs, mais seul, à l'écart, et pour y verser des larmes.
A côté de ce nom, il en est un autre qu'il est impossible de passer sous silence quand on parle du château de Sceaux, c'est celui du bon, du tendre Florian, de ce jeune page qui parvenait seul à distraire les ennuis de son seigneur, en composant pour lui des fables que La Fontaine n'eût pas désavouées ; de ce charmant capitaine de dragons qui, plus tard, devenu le distributeur des dons et des aumônes du prince, a consacré ses loisirs à des écrits qui ont charmé notre enfance. Infortunés tous deux, et le seigneur et son page ! tous deux proscrits, malgré le souvenir de leurs bienfaits et de leurs vertus, tous deux morts de douleur à quelques mois de distance, en gémissant sur les maux de leur patrie ! Du moins, le poète s'est éteint doucement, par un beau jour d'automne, entouré de soins amis, dans le lieu où il avait modulé ses plus beaux chants ; ses yeux, avant de se fermer pour jamais, ont pu s'arrêter sur le frais et paisible asile où il allait reposer dans le cimetière du village, du village où sa tombe serait protégée et bénie. Mais hélas ! il n'en a pas été ainsi du duc de Penthièvre.
Que si maintenant on veut, embrassant d'un seul coup d'œil toute l'histoire du château de Sceaux, en résumer les phases diverses, on y reconnaîtra trois époques bien distinctes, auxquelles s'attache une triple consécration poétique. La première époque sera celle de Colbert : la poésie est courtisianesque ; sous la duchesse du Maine qui commence la seconde, elle est factieuse, et s'en va à la Bastille, à Vincennes, aux îles Sainte-Marguerite ; enfin vient la troisième époque, celle du duc de Penthièvre : alors on a les idylles et les bergeries de Florian, quelque chose de doux et de triste comme un son qui s'éteint avant que vienne retentir le tocsin de 1793.
On le voit, les poètes de Sceaux se sont faits les fidèles représentants des goûts et du caractère de leurs Mécènes. Bourgeois-gentilhomme, princesse ambitieuse, vieillard mélancolique, ces trois souverainetés du château de Sceaux, si distinctes, si opposées même, présentent pourtant un trait commun d'affinité : c'est ce sentiment profond de satiété et de tristesse qui les saisit à Sceaux, au milieu de toutes ces merveilles de l'art qui les entourent, quelquefois même, comme la duchesse du Maine, dans le cours de la conversation la plus brillante et la plus animée. Serait-ce donc que dans les sons de cette lyre des poètes sans cesse retentissant à leurs oreilles, les trois Mécènes avaient recueilli quelques notes mélancoliques comme celles des harpes éoliennes qui annoncent la tempête ?

[page 69]

Depuis ce jour d'automne de 1794, où le dernier poète du château de Sceaux est venu y rendre son âme à Dieu, l'ange de la poésie s'en est envolé. Alors, à quoi bon un palais sur cette colline ? Les princes et les poètes, ces deux grandes aristocraties du passé, étaient tombés : André Chénier et Boucher avaient porté leurs têtes sur l'échafaud, comme les gentilshommes des plus grandes maisons du royaume. Un spéculateur vint qui acheta le château de Sceaux pour le démolir et en vendre les matériaux à l'encan. Il détruisit les jardins, arracha les arbres du parc et convertit ce beau domaine en ferme ; seulement il laissa subsister, au milieu des champs de blé, quelques statues, tristes et derniers vestiges de la splendeur de ce séjour, et qui sont encore debout après un demi-siècle.
La nuit, si vous passez dans le bas de Sceaux, sur le versant de la colline qui regarde le sud, un sentiment de superstitieuse rêverie s'emparera peut-être de vous à la vue de ces blanches figures immobiles au milieu des épis que le vent agite avec un bruit lugubre. Puis le vent vous apportera le bruit lointain de la musique qui retentit dans le jardin de la Ménagerie et les gais bourdonnements de la danse. Sceaux, séjour de poésie, d'ambition et de grandeur, voilà donc ce qui reste de toi : un bal public !

Pierre Édouard FRERE (1819-1886), Statue au clair de lune, dans le parc de Sceaux, vers 1845, lithographie imprimée, 9 x 8 cm, vignette de la page 69.

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[Notes]

Extrait de "Piganiol de La Force, Nouvelle description de la France, 1722."

"Saulx, Salis, est une magnifique maison qui est l'ouvrage d'un de nos plus grands ministres (M. Colbert). La situation, les grandes dépenses, et l'art, tout a concouru à sa perfection. Bâtiments, jardins, parcs, avenues, tout s'y trouve dans un véritable état de grandeur. Les meubles sont des plus riches et des plus précieux. Tout le monde sait que cette belle maison appartient aujourd'hui à monseigneur le duc du Maine.
La chapelle est dans l'aile qui est à gauche en entrant. Le dôme en a été peint à fresque par le Brun. ; c'est l'ancienne loi accomplie par la nouvelle, et on peut dire que c'est un des chefs-d'œuvre de ce grand peintre. L'autel est orné de deux belles statues de marbre blanc, sculptées par Girardon, et qui représentent le baptême de Jésus-Christ par saint Jean.
Les jardins sont spacieux, et charment par leur situation et par leurs ornements que l'on y a répandus. On y voit une parfaitement belle galerie qu'on a fait bâtir pour servir d'orangerie, mais qui fut trouvée trop belle pour cet usage. Elle est extrêmement ornée de tableaux de Raphaël et de Vandermeulen, et d'autres meubles magnifiques. L'allée d'eau est ornée de chaque côté  de plusieurs bustes sur des scabellons, et de jets d'eau, en sorte que chaque jet d'eau paraît entre deux bustes, et chaque buste entre deux deux jets d'eau qui s'élèvent aussi hauts que les treillages qui sont derrière ces bustes. Au bas de chaque côté de cette allée est une rigole pour recevoir l'eau qui tombe d'un si grand nombre de jets, et aux quatre coins coins sont quatre grandes coquilles qui servent au même usage. On descend ensuite dans un agréable vallon où l'on trouve une grande pièce d'eau qu'on dit contenir six arpents. D'un côté, elle est en face d'une cascade magnifique qui est sur le penchant d'un coteau, et qui forme trois allées d'eau. Elle est ornée de plusieurs vases de bronze qui sont entre les bassins. De l'autre côté, cette grande pièce d'eau communique à un canal qui est d'une longueur extraordinaire.
Le potager consiste en neuf ou dix compartiments. C'est ici qu'est le pavillon de l'Aurore, qu'on nomme ainsi parce que le Brun y a peint cette déesse. Ce pavillon a douze ouvertures, en comptant celle qui sert d'entrée. Comme il est élevé, on y monte par deux perrons opposés l'un à l'autre. On remarque encore dans le jardin deux statues de bronze fort estimées. L'une est le Gladiateur, et l'autre est Diane. Cette dernière fut donnée à M. Servien par Christine, reine de Suède.

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SCEAUX DOMAINE MONO05

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