SCEAUX (92) - REVUES

André FAGE
" Le Domaine historique de Sceaux va redevenir l'un des plus beaux jardins de l'Europe "
Le Monde Illustré, 20 septembre 1930, n° 3796, p. 183-186
39,6 x 29,6 cm
Ham-Paris, collection Beaurain

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En évoquant il y a quelque temps l'exemple du grand urbaniste Haussmann à propos de la transformation prochaine du quartier parisien de l'Ecole Militaire (voir le Monde Illustré du 9 août 1930), je pensais également au Parc historique de Sceaux que le département de la Seine est en train de remettre en état. Voici encore une opération de grand style, et vraiment à la mesure d'une capitale comme Paris. Le domaine de Sceaux s'étend sur 223 hectares, ses jardins ont été dessinés par Le Nôtre, et le département de la Seine l'a acheté treize millions : ces trois indications donnent une idée du cadeau qui va être offert aux Parisiens. L'administration du département de la Seine est une grande dame qui ne lésine pas avec sa bourse quand il s'agit de la santé et de l'agrément de ses sujets.

LE PAVILLON DE L'AURORE
(Phot. Brissy)

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Il y a moins de dix ans, les passants qui s'aventuraient aux environs de Sceaux étaient fort intrigués par un mur, aussi haut qu'impénétrable, qui longeait la route d'Orléans sur une respectable longueur et marquait les limites d'un parc gigantesque, l'un des plus vastes de France et d'Europe. On savait que ce parc avait été jadis le décor de fêtes somptueuses qui dépassèrent parfois en éclat celles du Palais de Versailles, que ses origines remontaient à cinq cents ans environ et qu'il avait été successivement la propriété des plus grandes familles du Gotha, mais nul "Français moyen" n'y avait jamais pénétré : c'était une manière de jardin de Belle au bois dormant pleine de féérie et de mystère.

UN COIN DE L'ORANGERIE EN REPARATION

Or, un jour de l'année 1923, les grilles monumentales qui défendaient l'accès de cette résidence seigneuriale grincèrent sur leurs gonds rouillés, et toutes les portes s'ouvrirent : le département de la Seine venait d'acheter le domaine à  sa dernière propriétaire la Princesse de Cystria, fille du Duc de Trévise.
Hélas ! (et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles le Parc avait été cédé à un prix très inférieur à sa valeur réelle), les mauvaises herbes avaient envahi les parterres, les allées disparaissaient sous les broussailles, les pièces d'eau étaient taries, les arbres n'avaient pas été émondés depuis longtemps : un travail de plusieurs années s'imposait pour tout nettoyer et reconstituer.
Heureusement, le tracé général était demeuré tel que Le Nôtre l'avait conçu. A vrai dire, l'illustre architecte-paysagiste de Louis XIV, à qui l'on doit le parc de Versailles, celui de Chantilly, les Tuileries et quelques autres domaines en province, s'y est surpassé. On connaît sa technique habituelle : un plan majestueux et grandiose, mais clair et facile à lire, aux lignes larges et simples, où les constructions se dégagent nettement des arbres, où de belles perspectives découvrent soit un château, soit un vaste horizon ; puis, semés dans cet ensemble toutes sortes de petits ouvrages, bosquets, charmilles, ronds-points, demi-lunes, chambres de verdure, pavillons cachés, labyrinthes, arceaux, statues et bancs de pierre, vases de bronze, pièces d'eau. Ainsi, des surprises aimables attendent à chaque pas le promeneur, qui peut s'isoler quand il le veut dans un endroit charmant et discret, dont l'intimité silencieuse n'est troublée que par le chant des oiseaux.

COLBERT ET AMBROISE PARE ATTENDENT UNE PLACE

Tel fut et tel demeure en partie le parc de Sceaux. Il se compose donc : d'abord, d'une grande cour qui précède le château, puis, derrière celui-ci, d'un large et long parterre, d'un kilomètre environ, qui descend en pente douce jusqu'à la route et que trouent plusieurs miroirs d'eau. A gauche du parterre, et perpendiculairement à lui, s'étend le grand canal, qui eut jusqu'à deux kilomètres de long (réduits de moitié aujourd'hui) et fut jadis le théâtre de fastueuses fêtes nautiques, comparables à celles que donnèrent les Doges à Venise ; enfin, plus avant vers le château, et dans le même sens que le canal qui lui est parallèle, s'allonge une spacieuse allée de grands arbres, l'allée de la Duchesse, qui aboutit à une autre pièce d'eau, le bassin de l'octogone, en communication avec le grand canal.
Actuellement, l'avant-cour, les abords immédiats du château et une partie de l'allée de la Duchesse, sont seules ouvertes au public. Le grand parterre, le grand canal et le bassin de l'Octogone sont en voie d'aménagement et seront probablement accessibles dans un an environ.

LE GRAND CANAL QUE L'ON EST EN TRAIN DE DEGAGER ET QUI EST DEJA CIMENTE

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Le Parc de Sceaux s'honore d'un passé prestigieux si l'on en croit ses historiens. Son premier maître fut, au XVe siècle, Jean Paillard qui régnait sur Sceaux-le-Petit. Puis se succédèrent : Jean Baillet, trésorier de Charles de France, duc de Normandie, qui réunit en un seul les trois fiefs de Sceaux-le-Grand, Sceaux-le-Petit et l'Enffermerie, Potier de Gesvres, le duc de Tresmes. Nous arrivons à 1670 et le parc est loin d'avoir l'importance qui le distingue actuellement. Mais Colbert, depuis neuf ans ministre de Louis XIV, l'acquiert à cette date pour 135.000 livres et l'agrandit considérablement avec le concours des plus célèbres artistes de l'époque : Le Nôtre pour les jardins, Le Brun pour les peintures des constructions, Coysevox pour les sculptures. En même temps, il fait abattre en partie l'hôtel de Jean Paillard et de Jean Baillet et le remplace par un important château qu'il fait construire sur les plans de Perrault, l'un des architectes du Louvre. Ce château comprenait cinq corps de bâtiment dont le principal, formant le milieu, était recouvert d'un toit à la Mansard et s'ornait d'un fronton triangulaire décoré d'une statue de Minerve dominant un œil de bœuf. On retrouvait dans l'ensemble les lignes sobres et reposantes qu'on admire à Versailles et au Louvre ; de hautes cheminées à l'italienne, des épis de fer ouvragés réunissant les larges fenêtres du premier étage et deux niches contenant chacune une statue s'ajoutaient seulement à l'harmonie générale, simple et robuste.

LE GRAND BASSIN DE L'OCTOGONE DONT LES ABORDS RESTENT A DEGAGER



Autour du château s'élevèrent bientôt d'autres bâtiments : l'Orangerie, conçue dans le plus pur style classique, et dont un fronton -celui de l'aile gauche- est attribué à Girardon pour les sculptures qui représentent des amours s'offrant mutuellement des fleurs et des fruits ; la pintaderie qui sert de soutènement à une terrasse du haut de laquelle on découvre, derrière une balustrade, la magnifique perspective du grand canal ; enfin, le Pavillon de l'Aurore, un véritable petit chef-d'œuvre d'architecture qui rappelle le trianon par ses belles proportions et son élégance sans recherche.

 
L'ENTREE DU CHATEAU ACTUEL

Colbert, qui avait reproché amèrement à Louis XIV d'avoir dépensé un million et demi de livres en une seule année pour les travaux du château de Versailles, se montra moins avare pour lui-même : dix mille mètres cubes de terre remués dans le Parc de Sceaux, et afin d'amener l'eau aux nombreux réservoirs, miroirs d'eau, et cascades, ainsi qu'un grand canal, on n'hésita pas à creuser un étang au Plessis-Piquet, et à entreprendre de grands travaux tels que voûtes, aqueducs et canalisations pour relier Aulnay au domaine.

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LE GRAND PATERRE DEVANT LE CHATEAU

C'est avec Colbert que commencèrent les fastes de Sceaux, si l'on excepte une réception qui avait été donnée antérieurement à Louis XI en leur hôtel, par les Baillet, en 1470.
Le ministre de Louis XIV tint tout d'abord à marquer l'achèvement des travaux par une somptueuse "pendaison de crémaillère" en 1677. Les comédiens du Roi jouèrent, dans l'Orangerie, le prologue d'un opéra, Hermione, et la Phèdre, de Racine, puis, après un dîner copieux, au milieu des orangers illuminés, on assista à un embrasement des jardins et à un feu d'artifice, tandis que des fusées éclataient de toutes parts dans le village. 
Une autre fête fut célébrée l'année suivante à l'occasion de l'élection de Colbert à l'Académie Française. Cette fois, ce fut dans le Pavillon de l'Aurore qu'après le dîner se transporta la cérémonie, au cours de laquelle Quinault fut cinq ou six cents vers inspirés par les peintures de Le Brun, devant les académiciens assemblés.

STATUE D'ORESTE ET PYLADE

Mais Colbert préfère le recueillement à ses solennités et il ne donnera plus de grandes soirées jusqu'à sa mort, se contentant parfois de recevoir à dîner, en petit comité, Boileau et Racine, qui feront du Parc de Sceaux, comme plus tard Voltaire et Florian, leur promenade favorite. Voltaire y composa Zadig et Florian ses Fables.
Le marquis de Seignelay, fils aîné du grand ministre, hérite du Château et du Parc de Sceaux et va y consacrer presque toute son immense fortune. Dépité de ne pouvoir jouer un rôle comme son père, il prétend tout au moins éblouir le Roi, et le 16 juillet 1685, il offre à Louis XIV et à sa cour, des réjouissances magnifiques. Il venait précisément de faire terminer "l'allée des Cascades", féérique allée d'eau parallèle au grand canal, dans le prolongement de l'allée de la Duchesse et constituée par une multitude de jets d'eau, dont le principal, placé au milieu, atteignait la hauteur des plus grands arbres. Parmi les jets d'eau, des gueules de tigres, de lions, de panthères, sculptées par Coysevox, crachaient de l'eau, et des vases de bonze débordaient. Après une promenade à pied dans le Parc, à la tête des dames de la Cour, qui suivaient dans des chaises à porteur à quatre places et à quatre parasols, le Roi-Soleil s'extasia devant ce spectacle unique et déclara qu'il n'avait rien vu d'aussi beau dans le genre. Ensuite, il se rendit devant le grand Canal : des gondoles dorées, conduites par des gondoliers habillés de satin blanc, passaient devant lui, garnies de dames vêtues de robes de soies de couleurs différentes, et l'invitaient à prendre place. Louis XIV termina sa promenade par le bassin de l'Octogone, d'où fusaient également des jets d'eau, au milieu d'un peuple de statues de marbre blanc et des plus beaux arbres du monde. Des musiciens invisibles, cachés par une palissade, l'accompagnaient à distance en jouant des airs de Lulli composés pour la circonstance.

 
L'ENTREE DE L'ALLEE DE DIANE

Le marquis de Seignelay, mort à son tour, le domaine de Sceaux est acheté pour le duc du Maine, grand maître de l'artillerie de Louis XIV, et la duchesse du Maine, petite-fille du Grand Condé, va y mener un train ruineux. Les fêtes se succèdent alors sans interruption. Tantôt en "Reine des abeilles", un sceptre d'or en mains et assise sur son trône, dominé par un dais de velours bleu semé d'abeilles d'or, la duchesse préside à la réception d'un nouveau membre dans l'ordre de chevalerie fantaisiste qu'elle a créé, l'ordre de la "Mouche à Miel"; tantôt elle est l'animatrice des "loteries poétiques" au cours desquelles les seigneurs de sa cour sont invités à tirer une lettre et, d'après l'initiale désignée par le sort, à composer sur le champ une fable, un sonnet, un madrigal, une comédie, voire une opérette.
Il y eut aussi au Parc de Sceaux un théâtre dont, tout comme Mme Jane Marnac ou Mme Jane Renouard, la duchesse du Maine était à la fois la vedette et directrice. Bien avant Mme Cécile Sorel, elle y joua Célimène.
Ce fut enfin la série éclatante des "grandes nuits" (il y en eut seize) dont l'ordonnancement et l'invention incombaient, chacun à leur tour et en partie à leurs frais, aux courtisans de la Duchesse. C'étaient des tableaux vivants, mêlés de farandoles et de couplets chantés à la lueur des torches. La cinquième nuit, par exemple, composée et réglée par la Duchesse elle-même, fut représentée au Pavillon de l'Aurore. On y voyait la Nuit endormie sur un lit de pavots, puis réveillée au son de musiques frivoles par le "Lutin de Sceaux", tandis que le Pavillon s'illuminait. Zéphyr et Flore, Pomone et Vertumne, apparaissaient ensuite et distribuaient en chantant des fleurs et des fruits. La nuit se terminait en musique. C'est à coup sûr à Sceaux que naquit le genre de la "revue" qui nous charme aujourd'hui au théâtre et au music-hall.
Tant de joies et d'élégances devaient avoir un triste épilogue : pendant la dernière guerre, le Parc de Sceaux fut converti en parc à bestiaux et donna à paître à 6000 vaches, vaux et bœufs...

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Grâce à l'amabilité de M. Martzloff, directeur des services d'architecture et des promenades de la Ville de Paris et du département de la Seine, nous avons pu visiter entièrement le Parc de Sceaux, que les historiens du XVIIIe siècle nomment l'un des plus beaux jardins d'Europe, et en rapporter les photographies qui illustrent ces lignes.
Le Pavillon de l'Aurore est parfaitement conservé, sauf le plafond peint par Le Brun (le char de l'Aurore conduit par l'Amour) et que l'on est en train de restaurer.
Le château de Colbert a été malheureusement rasé, et celui que M. Lecomte, un des derniers propriétaires de Sceaux, a fait construire sur son emplacement en 1856, n'a pas grand caractère : il fera toutefois un confortable musée.
L'Orangerie, qui servait pendant la dernière guerre de hangar pour les machines agricoles, est en réparations.
Le grand parterre est actuellement bouleversé par d'importants travaux.
Le grand canal a été soigneusement rempierré et cimenté, et il est désormais en état de recevoir les eaux.
Quant à ses abords, ainsi qu'aux bois qui entourent l'octogone, ils sont revenus à l'état sauvage, et on a grand'peine à se frayer un chemin parmi les broussailles qui les encombrent. Les statues, qui entourent le grand bassin, existent encore, mais elles ont été mutilées pendant la Révolution.
Mais il faut espérer qu'on rendra bientôt à ces lieux enchanteurs leur splendeur d'autrefois, grâce au produit des lotissements que le département de la Seine a réservés dans une partie du parc, et que nous pourrons assister un jour, le long du Grand Canal, à la reconstitution de la fête nautique du marquis de Seignelay.

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SCEAUX DOMAINE REV21

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